14 – FUITE DANS LA NUIT
À peine le Loupart avait-il reçu dans ses bras Joséphine sautant du wagon, au moment où la rame détachée du rapide allait, à bout d’élan, glisser en arrière sur la voie, qu’il avait, d’une invite énergique, pressé ses compagnons :
— Maintenant, les gars, décanillons... et rapide !... Joséphine, tâche voir à relever tes jupes et à cavaler plus vite que ça !...
Les compagnons du Loupart dégringolaient en toute hâte le remblai du chemin de fer...
— Presto ! répétait le Loupart. S’agirait pas de se faire poisser !... il y aurait du rebecquetage pour quelques-uns d’entre-nous... Allez ! chaud !...
De temps en temps le Loupart interrogeait le Barbu :
— C’est le chemin ?
— Pousse !... on arrive... Voilà le trimard, annonça le Barbu.
— La poudreuse de Dijon ?
— Non... de Verrey...
— Du village ?... Y a du bon ! Alors... arrêtez, écoutez voir, vous autres...
Le Loupart s’affala sur un talus, à quelques centaines de mètres de la route. Il souffla puis, comme ses compagnons se rapprochaient de lui et attendaient ses ordres, il expliqua :
— Le coup est bon, les amis... c’était juteux !... malheureusement c’est pas fini... y avait de la précaution qu’on n’a pas prévu...
— Non ?... c’est pas possible !...
— Toi, mon poteau, tâche de te taire et d’écouter... Donc, c’est pas fini, nous n’avons qu’une partie de la braise... le partage, demain soir...
Des grognements répondaient :
— Demain soir ! pourquoi pas au paradis ?
— J’ai dit demain soir... Bon Dieu ! ceux qui ne sont pas contents n’auront qu’à ne pas venir... il en restera plus pour les autres... Ah !... maintenant faut qu’on se décolle... Joséphine, toi le Barbu et moi nous allons rentrer ensemble... il y a de l’ouvrage à Paris pour nous... Vous autres, c’est pas le moment de vous mignoter !... allez, un par la droite, un par la gauche !... Ici vous êtes à deux cents kilomètres de Pantruche, vous avez votre nuit et votre journée de demain pour y rappliquer... Naturellement n’allez pas prendre le serpentin... probable qu’à la gare les disques sont fermés pour vous... Enfin, ripatonnez-vous comme vous voudrez, le nécessaire c’est que vous ne vous fassiez pas roustir et que vous soyez au nid vers les dix heures... Compris ?...
Le collégien qui n’était autre que Mimile demanda :
— Où c’est qu’on se retrouve ?
— Dans les fraîches...
Le Loupart se leva, sans s’occuper de ses compagnons – les poteaux sauraient bien se débrouiller – il fit signe au Barbu et à Joséphine de le suivre.
— Toi, le Barbu, fais le guide...
— Où vas-tu ?
— Au télégraphe.
— Pourquoi que tu vas au télégraphe ?
La question était naturelle, pourtant le Loupart fulmina :
— Non ! des fois !... toi aussi Barbu tu vas m’interroger ?... tu fais le curieux, maintenant ?... et t’es pas capable de deviner ce qui se passe ?...
— Ce qui se passe ?...
— Eh ! imbécile, nous sommes volés...
— Volés ?
— Dame !... tu les as vus les billets de l’homme au vin ?
— Non ! Quoi ? De la Sainte Farce ?...
— Des demis... Ce salaud-là s’était assuré à la gratuite...
C’était malheureux, aussi, pour une poire que l’on pouvait cueillir, fallait qu’elle soit pas mangeable !... avoir cent cinquante fafiots dans sa poche et qu’ils soient tout juste bons à flanquer aux lapins !... Non ! vrai de vrai, il n’y avait pas de bon Dieu ! C’était à vous dégoûter du turbin...
— Allons, ne te fâche pas ! on est de revue, avec deux demis on fait un entier...
— Tu sais où pincer la suite ?
— Oui, mon vieux...
— C’est là qu’on va demain soir ?
— C’est là.
— Et c’est pour ça que tu cours au télégraphe ?
— Non, répondait-il durement, la voix mauvaise, c’est pas seulement pour tailler la tartine qu’on mangera demain, c’est pour mettre du raisiné dessus.
Et comme le Barbu, muet de stupéfaction le considérait, sans oser risquer une nouvelle interrogation, le Loupart répéta :
— Du raisiné !... oui, mon vieux, et du fameux encore !...
— Qui ?
Dans un souffle, le chef détestait parler devant les femmes, et Joséphine marchait à ses côtés, le Loupart répondit à son lieutenant :
— Qui ? Juve !
— Ah ! diable !...
— Tu tiens le mec ?
— Je le tiens !
— Sûr ?
— Sûr !
La conversation s’arrêta.
Jamais le Barbu n’aurait osé discuter une des décisions du Loupart, mais cependant il s’effrayait un peu, en lui-même, du projet de ce dernier. Juve, l’inspecteur de la Sûreté, dont le Loupart venait d’annoncer la mort avec une tranquille certitude, avait parmi les apaches une telle réputation de bravoure et d’habileté que, quelle que fût de son côté la renommée du Loupart, le Barbu ne pouvait s’empêcher d’estimer la lutte périlleuse... Et puis qu’est-ce que ça voulait dire ? Le Loupart, quelques minutes auparavant, avait affirmé qu’on tenterait le lendemain soir un nouveau coup. Voilà maintenant qu’il parlait d’assassiner Juve, le même jour... c’était bien du travail... il en voulait trop...
Le petit groupe avançait en silence. Le Loupart et le Barbu marchaient rapidement, bientôt Joséphine commençait à s’essouffler.
— Dis, mon homme, on va loin ?
— Demande au Barbu...
— Non, répondait ce dernier, on arrive. Verrey, le village, c’est derrière la colline, ma petite...
— Et la Nationale, Barbu, où passe-t-elle ?
— La Nationale de Dijon ?
— Parbleu ! je ne te demande pas celle de Carpentras !
— Eh bien mon vieux, c’est elle que tu vois là-bas...
— Où ça ?... à la ligne d’arbres ?
— Oui, où il y a des peupliers.
— C’est bon !... va m’y attendre avec Joséphine. Je vous rejoins dans un quart d’heure. Le temps de faire une dépêche...
Avec cette docilité particulière, qui marque les rapports des apaches avec ceux qu’ils se donnent pour chefs, le Barbu et Joséphine obéirent aux ordres. Ils abandonnèrent la route, coupèrent à travers champs, se dirigeant vers la route nationale de Paris à Dijon, que le Barbu avait indiquée dans le lointain.
Ses acolytes partis, le Loupart avait repris sa marche. Par acquit de conscience, pour plus de sûreté, il retira sa veste, qu’il retourna et enfila à l’envers... la veste était truquée, la doublure était d’une autre couleur que l’endroit, les poches n’avaient plus la même disposition. Il semblait avoir un nouveau vêtement, et si ce changement ne le rendait pas méconnaissable, le Loupart n’en était pas moins plus difficile à reconnaître. Dès les premières maisons du village de Verrey, le Loupart s’aperçut que le petit bourg était réveillé, que l’on y connaissait l’accident... Lui et ses compagnons, pour passer à travers champs, en abandonnant le train, avaient fait un important détour. Ils ne s’étaient pas souciés, en effet, de prendre le chemin qui suivait la voie, par crainte d’être reconnus, au cas où le mécanicien du rapide se serait aperçu de la rupture de l’attelage, aurait stoppé, fait une manœuvre quelconque. Et ce détour leur avait fait perdre du temps. En arrivant à Verrey, le Loupart s’était retourné. Du haut de la petite colline, on apercevait au lointain des flammes rougeoyantes, cependant que le vent apportait, par moments, une vague rumeur, un bruit confus...
— Ça va bien, pensa le Loupart, le Simplon-Express est tombé sur la rame en détresse... doit y avoir de la bouillie !...
Mais dès lors il composa son visage, prit un air agité, anxieux, arrêtant des paysans qui s’empressaient dans les rues de la bourgade, éveillés en pleine nuit, habillés en hâte, s’occupant d’organiser les secours...
— Le télégraphe ? de quel côté ?...
Au bureau de poste, la receveuse, elle aussi, perdait la tête. Sans répondre à ses questions, la brave femme le prenait pour un rescapé de l’accident, le Loupart saisit une formule où il écrivit :
« Juve, inspecteur de la Sûreté, 142, rue Bonaparte, Paris. – Tout va bien, ai trouvé bande complète ainsi que Loupart. Vol commis, mais manqué. Impossible donner détails. Suis certain que pouvons en terminer rapidement, soyez entrepôt de Bercy, seul, mais armé, demain soir onze heures, près des caves maison Kessler. Amitiés. Fandor. »
Le Loupart relut son texte, satisfait.
Il marcha vers le guichet :
— D’autant, pensa le Loupart, qu’il y a neuf chances sur dix pour que l’imbécile de journaliste soit maintenant écrabouillé par l’express.
La buraliste tendait la main pour recevoir la dépêche.
Le bandit se fit infiniment poli :
— Veuillez prendre connaissance de ce télégramme, ajouta-t-il, lisez-le, madame... Vous saisissez ? Vous voyez qu’il doit rester absolument secret...
La buraliste affolée :
— Vous pouvez compter sur moi, monsieur... Mon Dieu ! cette catastrophe viendrait-elle d’une tentative criminelle ?
— Je compte sur vous, n’est-ce pas ?
Et après un léger salut, le Loupart sortit du bureau, au moment même où deux gendarmes réquisitionnés par le chef de gare apportaient, eux aussi, des dépêches officielles...
Dix minutes d’une marche rapide ramenèrent le Loupart aux côtés de Joséphine et du Barbu.
— Ohé ! fit le Loupart, rien de neuf ?
— Rien !
— Il en passe ?
— De quoi ?
— Des fumantes ?
— Oui... Tu en veux une ?
Le Loupart haussa les épaules.
— Joséphine ! appela-t-il, descends la côte, va-t’en à cinq cents mètres d’ici, et à la première auto qui passe, fiche-toi à gueuler !... appelle au secours ! à l’assassin !... faut qu’il ralentisse !... Tu m’entends ?... Allez !... va !...
— Mais, Loupart...
— Va, je te dis... Bon Dieu ! tu vas pas flancher ?
La jeune femme s’éloigna, résignée, sachant qu’il fallait obéir !...
Quelques minutes s’écoulaient, le Barbu et le Loupart avaient vu Joséphine descendre la route, puis se cacher sur un des bas côtés.
— Ton bavard est armé, le Barbu ?
— Six blindés, mon vieux Loupart...
— Ça va !... Toi à droite, moi à gauche...
Le Loupart achevait de donner ses ordres, qu’au lointain de l’horizon, une lueur vive apparaissait, grandissant de minute en minute, cependant qu’un bruit de moteur résonnait distinctement dans le silence de la campagne...
Le Loupart éclata de rire :
— Tiens, Barbu, tu vois ces clignotantes... des phares-acétylène, pas vrai ?... La carriole qui s’amène va faire notre blot à merveille.
Une automobile se rapprochait de plus en plus. Comme elle passait à la hauteur de Joséphine, la maîtresse du Loupart s’élança sur la route, poussant des cris déchirants :
— Au secours !... À l’assassin !... Pitié !... Arrêtez-vous !...
D’un geste brusque, le chauffeur, surpris par l’apparition de cette femme, surgie à l’improviste sur la grande route déserte, s’était précipité sur ses freins... Tandis que de l’intérieur du double phaéton, un voyageur se levait, se penchait :
— Quoi ? qu’est-ce qu’il y a ? Arrêtez !
Joséphine courait toujours vers la voiture. L’automobile, sous l’action de ses freins ralentissait... elle allait stopper, quand des deux côtés de la route, le Loupart et le Barbu sautèrent.
— À toi le voyageur !... avait crié le Loupart... À moi le mécano !...
Pendant que le Barbu empoignait à la gorge le propriétaire de la voiture, le Loupart paralysait les mouvements du mécanicien.
— Pas de rouspétance, hein !... ou je vous brûle !...
En trois secondes, le Loupart et le Barbu, maîtres de la situation, avaient appuyé les canons de leurs revolvers sur le front des inconnus...
— Joséphine ! ordonna le Loupart, ficelle-les moi !...
Le Loupart désignait à sa maîtresse une cordelette finement tressée, qui sortait de sa poche.
Et quand ce fut terminé, quand par précaution le Loupart eut fait bâillonner les deux individus, il ordonna au Barbu ;
— Dépose-les sur le bord de la route... Tiens... à cent mètres dans les champs... qu’on ne les retrouve pas tout de suite.
— On ne les assomme pas ?
L’apache hésitait :
— Peuh !... Pas la peine de compliquer les affaires... pourtant ?... bah !... assomme-les à moitié... Barbu, trois coups de talons dans la figure, quoi !
Le Loupart était monté dans l’auto, expertement, il la faisait virer.
— Ça y est ? demandait-il à son lieutenant qui revenait vers lui...
— Ça y est !... Dame, j’ai peut-être tapé un peu fort ?... ils ne bougent plus ni pieds, ni mains.
Le Loupart eut un geste d’indifférence.
— Embarque, Joséphine !... Embarque, Barbu !...
— Maintenant à Pantruche ! Dommage, cette guingue marche bien et faudra l’abandonner, y aurait trop de risque en la gardant de se faire poisser...
Et après un instant de silence, le Loupart, grinçant les dents, ajouta encore à voix basse, pour lui seul :
— À nous deux, Juve !...